8

 

Hela, 2727

 

Le premier jour, ils accélérèrent au maximum, afin de s’éloigner le plus vite possible des malterres. Pendant des heures d’affilée, ils avancèrent sous le ciel couleur de sable, le long de pistes uniformément blanches, coupant à travers des terrains qui changeaient avec une lenteur consternante. Parfois, ils passaient devant une tour de transpondeur, un avant-poste, ou ils croisaient un autre engin qui allait en sens inverse.

Rashmika s’habitua peu à peu au balancement hypnotique des patins, et elle réussit à se mouvoir dans le tasse-neige sans perdre l’équilibre. De temps en temps, elle allait s’asseoir dans son alcôve, les genoux relevés sous le menton, et elle regardait par la vitre en se disant que toutes les roches difformes ou le moindre fragment de glace du paysage contenaient une parcelle d’empire non humain. Elle pensait beaucoup aux Shifteurs et se voyait déjà remplir les pages blanches de son journal de son écriture bien nette, et de dessins minutieux.

Elle buvait du café ou du thé, mangeait ses rations et parlait de temps à autre avec Culver – moins souvent, pourtant, qu’il ne l’aurait souhaité.

Lorsqu’elle avait réfléchi à son évasion – sauf que ce n’était pas vraiment une « évasion », parce qu’elle ne fuyait rien à proprement parler –, bref, quand elle y réfléchissait, elle pensait rarement à ce qui se passerait une fois qu’elle aurait quitté le village. Les rares fois où elle s’était autorisée à laisser vagabonder son esprit plus loin, elle se disait toujours qu’elle se sentirait beaucoup plus détendue lorsque ce moment difficile – partir de chez elle et quitter son village – serait derrière elle.

Or c’était loin d’être le cas. Elle n’était pas aussi tendue que lors de son départ, mais c’était seulement parce qu’on ne pouvait pas rester éternellement dans cet état. Sa tension s’était réduite à un vague malaise résiduel, un nœud dans l’estomac qui ne voulait pas se défaire. C’était en partie parce qu’elle pensait maintenant à ce qui l’attendait, un territoire qu’elle avait laissé inexploré jusqu’à présent. Soudain, la perspective des tractations avec les églises se rapprochait, devenait concrète. Mais elle ruminait tout ce qu’elle laissait derrière elle. Trois jours, et même six, ça ne paraissait pas si long quand elle avait envisagé le trajet jusqu’aux caravanes, et voilà maintenant qu’elle comptait les heures. Elle imaginait le village en train de se mobiliser, comprenant ce qui s’était passé et unissant ses forces pour la ramener. Elle imaginait les forces de gendarmerie en train de suivre le tasse-neige dans leurs véhicules rapides. Déjà que personne n’aimait Crozet et Linxe… tout le monde penserait que c’était le couple qui l’avait baratinée, que, d’une façon ou d’une autre, ils étaient les véritables agents de son malheur. S’ils les rattrapaient, elle serait punie, mais Crozet et Linxe, eux, seraient carrément lynchés.

Enfin, rien n’indiquait qu’on était à leur poursuite. Et puis l’engin de Crozet était rapide, et lors des rares fois où ils gravissaient une élévation de terrain d’où ils voyaient la piste sur quinze ou vingt kilomètres de distance, il n’y avait rien derrière eux.

Cela dit, Crozet avait beau lui assurer qu’il n’y avait pas de raccourci qui permettrait de les rattraper plus loin, sur la piste, Rashmika s’angoissait quand même. De temps en temps, pour lui faire plaisir, Crozet se connectait sur la fréquence radio des villages, mais la plupart du temps il ne captait que de la friture. Ce qui n’avait rien d’étonnant, la réception radio, sur Hela, étant très variable selon les caprices des orages magnétiques qui faisaient rage autour d’Haldora. Il y avait d’autres moyens de communication – par rayons laser à faisceau concentré, entre les satellites et les stations au sol, ou, au niveau terrestre, par fibre optique –, mais la plupart de ces canaux étaient contrôlés par les églises, et de toute façon Crozet n’était abonné à aucun de ces systèmes. On pouvait toujours les pirater en cas de nécessité, mais il disait que ce n’était pas le moment de risquer d’attirer l’attention. Quand Crozet accrocha finalement un émetteur intelligible de Vigrid et que Rashmika put écouter les nouvelles des principaux villages, elle fut déçue. Il était question des récents effondrements, des coupures de courant et des aléas habituels de la vie des villages, mais personne ne parlait d’une quelconque disparition. À dix-sept ans, Rashmika dépendait légalement de ses parents, et ils auraient été dans leur droit en rapportant son absence. À vrai dire, en ne la signalant pas, ils contrevenaient à la loi.

Rashmika était plus troublée qu’elle ne voulait bien l’admettre. À un certain niveau, elle était ravie que son départ soit passé inaperçu. C’était ce qu’elle avait toujours souhaité. Mais, en même temps, une partie plus enfantine, puérile, d’elle-même souhaitait recevoir des signes que son absence avait été remarquée. Elle aurait voulu manquer à quelqu’un.

Puis, après réflexion, elle se dit que ses parents avaient probablement décidé d’attendre de voir ce qui se passerait au cours des prochaines heures. Après tout, elle n’était pas partie depuis bien longtemps. Si elle avait fait comme d’habitude, elle aurait pu encore se trouver à la bibliothèque. Peut-être partaient-ils du principe qu’elle était sortie inhabituellement tôt ce matin-là. Peut-être avaient-ils réussi à ne pas remarquer le mot qu’elle leur avait laissé, ou le fait que son scaphandre pressurisé n’était plus dans le placard.

Au bout de seize heures, il n’y avait toujours pas de nouvelles.

Ses habitudes n’étaient pas assez régulières pour que ses parents s’inquiètent avant dix ou douze heures, mais au bout de seize heures – même si, par miracle, les autres indices évidents leur avaient échappé – il ne pouvait y avoir aucun doute dans leur esprit quant à ce qui s’était passé. Ils devaient savoir qu’elle était partie. Ils auraient dû prévenir les autorités, non ?

Elle était perplexe, pour le moins. Les autorités, dans les malterres, n’étaient pas spécialement réputées pour leur efficacité. On pouvait imaginer que le rapport de sa disparition n’était tout simplement pas arrivé sur le bon bureau. Et compte tenu de l’inertie bureaucratique à tous les niveaux, il se pouvait qu’il n’y arrive pas avant le lendemain. Ou peut-être que les autorités avaient bien été informées, et avaient décidé de ne pas laisser filtrer l’information dans les médias, pour une raison ou une autre. C’était tentant à croire, mais en même temps elle ne voyait pas ce qui aurait pu les pousser à agir ainsi.

D’un autre côté, allez savoir s’il n’y aurait pas un barrage de police au prochain détour de la piste. Crozet n’avait pas l’air d’y croire. Il pilotait vite, comme d’habitude, et avec sa nonchalance habituelle. Son tasse-neige connaissait si bien ces vieilles pistes glacées que c’était à peine s’il devait lui donner de vagues indications sur la direction à suivre.

Vers la fin de la première journée de voyage, quand Crozet fut prêt à se retirer pour la nuit, ils captèrent une dernière fois les nouvelles. À ce moment-là, il y avait près de vingt heures que Rashmika était sur la route. Et rien n’indiquait que quelqu’un s’en était aperçu.

Elle se sentait rejetée, comme si elle avait cruellement surestimé son importance même dans les plus petits détails de la vie, dans les malterres de Vigrid.

Et puis, après réflexion, une autre hypothèse se présenta à elle. Tellement évidente qu’elle aurait dû y penser tout de suite. Ça avait beaucoup plus de sens qu’aucun des scénarios improbables qu’elle avait échafaudés jusque-là.

Ses parents avaient bien compris qu’elle était partie. Ils savaient exactement quand et pourquoi. Elle ne s’était pas étendue sur ses projets dans la lettre qu’elle leur avait laissée, mais ils ne pouvaient avoir aucun doute sur ses intentions. Ils savaient même qu’elle était restée en contact avec Linxe après le scandale.

Voilà. Ils savaient ce qu’elle faisait, et qu’elle le faisait pour son frère. Ils savaient qu’elle était partie en mission par amour, ou sinon par amour, du moins par colère : et s’ils n’en avaient parlé à personne c’était parce que secrètement, en dépit de tout ce qu’ils avaient pu lui dire pendant toutes ces années, malgré toutes leurs mises en garde sur les dangers qu’il y avait à trop se rapprocher des églises, ils voulaient qu’elle réussisse. Ils étaient à leur façon, silencieuse, secrète, fiers de ce qu’elle avait décidé de faire.

Et cette prise de conscience la heurta avec toute la force de la vérité.

— C’est bon, annonça-t-elle à Crozet. On ne parlera pas de moi aux nouvelles.

— Qu’est-ce qui t’amène à en être aussi sûre, tout à coup ? demanda-t-il avec un haussement d’épaules.

— Je viens de me rendre compte de quelque chose.

— On dirait que tu as besoin d’une bonne nuit de sommeil, fit Linxe.

Elle avait fait du chocolat chaud que Rashmika but avec délectation. C’était loin d’être la meilleure tasse de chocolat chaud qu’on lui ait jamais faite, mais, à ce moment-là, rien n’aurait pu lui paraître plus savoureux.

— Je n’ai pas beaucoup dormi, la nuit dernière, admit-elle. J’avais trop peur de ne pas y arriver, ce matin.

— Tu t’en es magnifiquement sortie, fit Linxe. Quand tu reviendras, tout le monde sera rudement fier de toi.

— J’espère…, fit Rashmika.

— Je voudrais te poser une question, reprit Linxe. Tu n’es pas obligée de répondre, mais… c’est à cause de ton frère, ou il y a autre chose ?

La question prit Rashmika au dépourvu.

— Bien sûr que c’est à cause de mon frère. Et c’est tout.

— C’est juste que tu t’es déjà taillé une petite réputation. Tu passais beaucoup de temps aux fouilles, et on est au courant pour ce livre que tu écrivais. On dit qu’il n’y a personne dans les villages qui s’intéresse plus aux Shifteurs que Rashmika Els. Il paraît même que tu écris des lettres aux archéologues sponsorisés par l’Église, et que tu discutes avec eux.

— Je n’y peux rien si les Shifteurs m’intéressent, dit-elle.

— D’accord, mais c’est quoi, cette idée fixe, hein ? Qu’est-ce que tu crois que les autres n’ont pas compris ?

La question était formulée avec gentillesse, mais Rashmika ne put s’empêcher de répondre avec une certaine irritation :

— Vous voulez vraiment le savoir ?

— Ton point de vue m’intéresse, oui.

— Sauf qu’au fond vous vous fichez pas mal de savoir qui a raison, hein ? Tant qu’on arrive à en retrouver dans le sol, qu’est-ce qu’on en a à fiche de ce qui leur est arrivé ? Tout ce qui vous intéresse, c’est d’avoir des pièces détachées pour votre tasse-neige, hein ?

— Change de ton, jeune fille, la gronda Linxe.

— Pardon, fit Rashmika en rougissant.

Elle replongea le nez dans sa tasse de chocolat.

— Je ne voulais pas dire ça comme ça. Mais je m’intéresse aux Shifteurs, et j’ai l’impression que tout le monde se fiche de ce qui leur est véritablement arrivé. En réalité, ça me rappelle beaucoup les Amarantins.

— Les quoi ? fit Linxe en la regardant.

— Les Amarantins. Des aliens qui vivaient sur Resurgam. Des espèces d’oiseaux évolués.

Elle en avait dessiné un dans son livre, et pas sous forme de squelette, mais vivant. Elle l’avait représenté tel qu’il devait être, à son idée, avec cette lueur dans son œil d’oiseau brillant, ce bec au sourire interrogateur sur cette tête non humaine, effilée. Son dessin ne ressemblait pas aux reconstitutions officielles que les autres ouvrages d’archéologie faisaient des Amarantins, mais il lui avait toujours paru plus authentiquement réaliste que ces représentations mortes, comme si elle en avait vu un vivant, et que les autres avaient dû se contenter de travailler à partir d’ossements. Ce qui l’amenait à se demander si ses dessins de Shifteurs vivants avaient la même vitalité.

— Quelque chose les a rayés de la surface de la planète, il y a un million d’années. Quand les hommes ont colonisé Resurgam, personne ne voulait envisager la possibilité que ce qui avait annihilé les Amarantins pourrait revenir nous faire subir le même sort. Personne, sauf Dan Sylveste, évidemment.

— Dan Sylveste ? répéta Linxe. Désolée, ça ne me dit rien.

Ce qui mit Rashmika en colère. Comment pouvait-elle ignorer tous ces faits ? Mais elle essaya de n’en rien laisser paraître.

— Sylveste était l’archéologue chargé de l’expédition. Quand il a compris la vérité, les autres colons l’ont fait taire. Ils ne voulaient pas savoir quel problème les attendait. Nous savons maintenant que les événements allaient lui donner raison.

— Je suppose que tu éprouves une certaine affinité avec lui.

— Et pas qu’un peu, dit Rashmika.

 

 

Elle se souvenait encore de la première fois où elle était tombée sur son nom, dans l’un des documents sur l’archéologie qu’elle avait téléchargés sur son compad, parmi de mornes traités sur les Schèmes Mystifs. Elle avait eu l’impression qu’un éclair lui traversait le crâne. C’était comme si un lien quasi électrique s’était créé, comme si toute sa vie n’avait été qu’un prélude à ce moment. Elle ne pouvait pas se l’expliquer, mais c’était un fait. C’était là que son intérêt pour les Shifteurs était passé de la curiosité enfantine à une sorte d’obsession.

Par la suite, parallèlement à ses études des Shifteurs, elle avait beaucoup appris sur la vie et l’époque de Dan Sylveste. C’était assez logique : ça n’aurait eu aucun sens d’étudier les Shifteurs isolément, dans la mesure où ils n’étaient que les derniers représentants des civilisations galactiques disparues sur lesquelles les explorateurs humains étaient tombés. Le nom de Sylveste revenait constamment dans l’étude des intelligences non humaines en général ; on ne pouvait y échapper. Elle ne pouvait faire autrement que de connaître ses travaux, au moins dans les grandes lignes.

Sylveste avait fait des recherches sur les Amarantins pendant de longues années, entre 2500 et 2570. Il avait passé une certaine partie de ce temps derrière les barreaux, mais même quand il était incarcéré son intérêt pour les Amarantins ne s’était pas démenti. Faute d’accès à des ressources extérieures à celles de la colonie, ses idées étaient condamnées à rester au niveau des spéculations. Et puis les Ultras étaient arrivés dans le système de Resurgam. Avec l’aide de leur vaisseau. Sylveste avait découvert le dernier morceau du puzzle que constituait l’énigme des Amarantins. Ses soupçons s’étaient révélés fondés : ils n’avaient pas été anéantis par un accident cosmique isolé, mais par un mécanisme encore actif conçu pour étouffer dans l’œuf les civilisations émergentes qui se lançaient dans le voyage interstellaire.

Il avait fallu des années pour que la nouvelle parvienne aux autres systèmes. Et à ce moment-là, c’était une information de seconde ou de troisième main, teintée de propagande, plus ou moins noyée dans la confusion qui s’était emparée des factions humaines alors en guerre. Tout à fait indépendamment, à ce qu’il semblait, les Conjoineurs étaient arrivés aux mêmes conclusions que Sylveste. Et certains groupes d’archéologues, examinant les restes d’autres civilisations défuntes, étaient parvenus à une vision aussi dérangeante.

Les machines qui avaient anéanti les Amarantins étaient toujours là, patientes, en observation. On leur donnait bien des noms. Pour les Conjoineurs, c’étaient les Loups. Des civilisations maintenant disparues les avaient appelées les Inhibiteurs.

Au cours du siècle écoulé, on avait fini par accepter la réalité de leur existence. Mais pendant tout ce temps, ou presque, la menace était restée confortablement éloignée : on laissait le problème aux générations suivantes.

Et puis, récemment, il y avait eu du changement. On rapportait depuis longtemps des rumeurs d’activités étranges dans le système de Resurgam : des mondes auraient été démantelés et transformés en engins énigmatiques d’une conception radicalement non humaine. On racontait que le système entier avait été évacué ; que Resurgam était maintenant un tas de cendres inhabitable ; que son soleil avait connu un sort indicible.

Enfin, même Resurgam, on aurait pu l’oublier pour un moment. Le système était une colonie archéologique, isolée du réseau principal des échanges interstellaires, et son gouvernement était un régime totalitaire, qui pratiquait la désinformation. On n’avait aucun moyen de vérifier ce qui s’était vraiment passé là-bas. C’est ainsi que, pendant des dizaines d’années, la vie dans les autres systèmes de l’espace colonisé par l’homme avait continué plus ou moins comme avant.

Et puis les Inhibiteurs étaient arrivés dans les parages d’autres étoiles.

Les Ultras avaient été les premiers à répandre la mauvaise nouvelle. Ils s’avertissaient, de vaisseau à vaisseau, de se tenir à l’écart de certains systèmes. Il se passait quelque chose – quelque chose qui transgressait les critères habituels des cataclysmes humains. Ce n’était plus la Peste, ni la guerre ; c’était infiniment pire. Les Amarantins et – probablement – les Shifteurs en avaient fait les frais.

Les colonies humaines qui avaient été victimes des machines inhibitrices se comptaient encore sur les doigts des deux mains, mais la panique qui se répandait à la vitesse des ondes radio contribuait presque aussi efficacement à l’écroulement des civilisations. Des communautés entières étaient évacuées ou abandonnées, leurs habitants essayant d’atteindre l’abri plus sûr – croyaient-ils – de l’espace ou de cavernes souterraines. Des cryptes et des bunkers, désaffectés depuis les sombres décennies de la Pourriture Fondante, étaient rouverts en hâte. Les bunkers, comme les vaisseaux d’évacuation, étaient, évidemment, toujours insuffisants. Il y avait des émeutes et d’affreuses petites guerres. Et pendant que la civilisation s’écroulait, ceux qui avaient du flair accumulaient de vaines fortunes. Des cultes apocalyptiques fleurissaient comme autant d’orchidées noires dans le terreau humide, propice, de la peur. Les gens parlaient de la Fin des Temps, convaincus qu’ils étaient en train de vivre leurs derniers jours.

Dans ce contexte, il ne fallait pas s’étonner que tant de gens soient attirés vers Hela. En d’autres temps, le miracle de Quaiche n’aurait guère attiré l’attention, mais les gens cherchaient précisément un miracle. Tous les vaisseaux ultras nouvellement arrivés dans le système apportaient des dizaines de milliers de pèlerins cryonisés. Ils ne cherchaient pas tous une réponse religieuse, mais s’ils voulaient rester sur Hela, le ministère du Sang ne tardait pas à leur tomber dessus. Après quoi, ils voyaient les choses autrement.

Rashmika ne pouvait pas vraiment leur en vouloir de venir sur Hela. Si elle n’y était pas née, elle pensait parfois qu’elle aurait pu faire le même pèlerinage. Mais pour des motivations différentes. C’est après la vérité qu’elle courait : la même pulsion qui avait attiré Dan Sylveste sur Resurgam, qui lui avait valu d’entrer en conflit avec sa colonie, et qui avait fini par provoquer sa mort.

Elle repensa à la question de Linxe. Était-ce vraiment pour Harbin qu’elle partait rejoindre la Voie Permanente, ou Harbin n’était-il qu’un prétexte commode pour dissimuler – à elle-même autant qu’aux autres – la vraie raison de son voyage ?

Elle avait répondu avec une telle spontanéité qu’Harbin en était la seule cause que, pour un peu, elle y aurait cru elle-même. Mais elle en venait à se demander si c’était bien la vérité. Elle pouvait dire quand quelqu’un de son entourage mentait. Quant à y voir clair dans ses propres motivations, c’était une autre paire de manches.

— Je fais vraiment ça pour Harbin, murmura-t-elle pour elle seule. La seule chose qui compte, c’est de retrouver mon frère.

Mais elle ne pouvait pas s’empêcher de penser aux Shifteurs, et quand elle s’endormit, les mains encore crispées sur sa tasse de chocolat, c’est d’eux qu’elle rêva, des folles permutations de leur anatomie, de ces morceaux d’insectes qui glissaient et reglissaient les uns sur les autres comme les pièces d’un puzzle qu’on aurait mélangées.

 

 

Rashmika se réveilla en sursaut. Le tasse-neige avait ralenti, épousant dans un grondement les irrégularités de la piste de glace.

— Bon, ben on va pas pouvoir aller plus loin ce soir, annonça Crozet. J’vais trouver un endroit discret où nous garer, mais là, j’en peux plus.

Il avait l’air vidé, épuisé, mais Rashmika le trouvait toujours comme ça, alors…

— Pousse-toi, mon z’amour, dit Linxe. Je vais continuer encore quelques heures, jusqu’à ce que nous soyons vraiment hors d’affaire. Vous pouvez aller roupiller, tous les deux.

— Je suis sûre que nous n’avons absolument rien à craindre, intervint Rashmika.

— T’inquiète pas. Ça peut pas nous faire de mal d’avancer encore un peu. Allez, jeune fille, va piquer un roupillon. On a une longue journée devant nous, demain, et je ne suis pas sûre qu’on soit vraiment tranquilles, même demain soir.

Elle prit place au poste de pilotage et fit courir ses gros doigts boudinés sur les commandes usées par le temps. Jusqu’à ce que Crozet parle de s’arrêter pour la nuit, Rashmika pensait que l’engin continuerait sa route sur pilote automatique, par exemple. Il ralentirait peut-être un peu lorsqu’il serait livré à lui-même, mais bon… Ce fut un choc réel d’apprendre qu’ils n’iraient nulle part si personne n’était aux commandes.

— Je pourrais conduire un peu, proposa-t-elle. Je n’ai jamais piloté un de ces engins, mais si vous me montrez…

— Ça va aller, mon chou, répondit Linxe. Et puis Culver pourra prendre le relais, demain matin.

— Je ne voudrais pas…

— Oh, t’en fais pas pour Culver, fit Crozet. Il a besoin de s’occuper les mains.

Linxe flanqua une bourrade à son mari, mais elle souriait. Rashmika finit son chocolat, maintenant froid. Elle tombait de sommeil, et en même temps elle était contente d’avoir au moins réussi à passer la première journée. Elle ne se faisait pas d’illusions : elle n’était pas au bout de ses peines, mais elle supposait que chaque étape réussie devait être considérée comme une petite victoire à part entière. Elle regrettait seulement de ne pas pouvoir dire à ses parents de ne pas s’en faire pour elle, que tout allait bien, et qu’elle pensait constamment à eux. Mais elle s’était promis de ne pas envoyer de message chez elle avant d’avoir rejoint la caravane.

Crozet la ramena dans les intérieurs grondants du tasse-neige. L’engin se comportait différemment sous la conduite de Linxe. Elle ne conduisait ni mieux ni plus mal que Crozet, mais son style de conduite était radicalement différent. Le tasse-neige bondissait, se jetant en l’air par long arcs paraboliques, comme en apesanteur. Rashmika finit par sombrer dans un mauvais sommeil, plein de cauchemars.

 

 

Le lendemain matin, en se réveillant, elle apprit des nouvelles troublantes, et en même temps étrangement bienvenues.

— Y a eu un avis de recherche sur la chaîne d’infos, lui annonça Crozet. Ça y est, Rashmika, t’es officiellement déclarée disparue, et les opérations sont lancées. T’es fière de toi ?

— Oh, fit-elle stupidement en se demandant ce qui avait bien pu se passer depuis la veille au soir.

— C’est la police, ajouta Linxe. Ils ont envoyé des patrouilles de recherche, apparemment. Mais il y a de bonnes chances que nous arrivions à la caravane avant qu’elles ne nous rattrapent. Et quand tu seras à bord de la caravane, la police ne pourra plus rien contre toi.

— Je suis étonnée qu’ils me fassent rechercher, commenta Rashmika. Je ne suis pas en danger, alors ? Hein ?

— En réalité, c’est un peu plus sérieux que ça, reprit Crozet.

Linxe jeta un coup d’œil à son mari.

Que savaient-ils, tous les deux, qu’elle ignorait ? Tout à coup, Rashmika eut l’impression qu’un hérisson de glace se formait au creux de son estomac.

— Allez-y, dit-elle.

— Ils disent qu’ils veulent te retrouver pour t’interroger, dit Linxe.

— Pour m’être enfuie de chez moi ? Ils n’ont rien de mieux à faire ?

— Pas pour t’être enfuie de chez toi, reprit Linxe avec un nouveau coup d’œil à Crozet. Pour le sabotage de la semaine dernière. Tu sais de quoi je veux parler, hein ?

— Oui, fit Rashmika, qui se rappela le cratère où s’était trouvé l’entrepôt d’explosifs.

— Ils disent que c’est toi qui as fait le coup, lâcha Crozet.

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